JUSTE LA FIN DU MONDE
GRAND PRIX – FESTIVAL DE CANNES 2016
Réalisation : Xavier Dolan
Scénario : Xavier Dolan
d’après : la pièce Juste la fin du monde
de : Jean-Luc Lagarce
Costumes : Xavier Dolan
Montage : Xavier Dolan
Musique : Gabriel Yared
Producteur(s) : Nancy Grant, Xavier Dolan, Sylvain Corbeil, Nathanaël Karmitz
Production : MK2 Productions, Téléfilm Canada, Sons of Manual
Interprétation : Gaspard Ulliel (Louis), Nathalie Baye (la mère), Léa Seydoux (Suzanne), Vincent Cassel (Antoine), Marion Cotillard (Catherine)…
Distributeur : Diaphana
Date de sortie : 20 septembre 2016
Durée : 1h39
Troublant de désinvolture, le nouveau Dolan fait poindre un spleen jamais sentimentaliste et infiniment romanesque. Autant d’étourdissements émotionnels portés à leur firmament.
Adapté de la pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce, le film raconte l’après-midi en famille d’un jeune auteur qui, après 12 ans d’absence, retourne dans son village natal afin d’annoncer aux siens sa mort prochaine.
Peut-être n’a-t-il jamais été aussi simple de détester un film de Xavier Dolan qu’avec Juste la Fin du Monde. Cette particularité, elle s’explique sans doute du fait que toutes les marottes du cinéaste canadien ressortent cette fois encore plus extrapolées, jusqu’à toucher du doigt la parodie. Plus maniérée et empruntée que jamais, la mise en scène se veut toute entière un écrin dédié aux sentiments dans leur plus pur dépouillement. Il serait facile d’en condamner la teneur, de reprocher au réalisateur sa tendance très choux à la crème à superposer le glamour des acteurs au kitsch arty des décors et des costumes, les morceaux de musique tonitruants à un étalonnage électro-pop branchouille.
Mais le système de Xavier Dolan, une fois passé le barrage de cette esthétique aux faux airs de publicité, recèle bien plus que ne le suggèrent ces seules apparences. Le décalage constant et obsessionnel du cinéaste participe d’un métalangage dense et sophistiqué. Entendre : la forme a priori consensuelle, le pathos fictionnel, etc., tout ça n’enlèvent rien aux étourdissements émotionnels qui avaient trouvé leur point d’incandescence avec Mommy. Avec Juste après la Fin du Monde, le huis-clos apporte une sensibilité supplémentaire à l’édifice.
D’abord prisonnier dans l’habitacle de l’avion, Louis – Gaspard Ulliel, débordant d’émotions mais tout en intériorité – troque sa geôle pour une cellule plus animée : la maison de sa mère qu’il n’a plus croisée depuis 12 ans. Sa présence presque irréelle, imposante même dans la pudeur la plus mutique, amène Dolan à adopter une lumière en clair-obscur. Presque invisible dans l’obscurité de l’avion l’amenant vers son village natal, Louis n’apercevra jamais l’enfant jouant à lui masquer les yeux – allégorie d’une jeunesse perdue. Il y a peut-être là quelque chose d’un Orphée sortant des Enfers.
Le découpage choisi pour mettre en scène son arrivée dans le vestibule de la maison familiale est un modèle du genre. L’étalonnage petit à petit s’assombrit pour basculer vers des tonalités plus froides et mélancoliques, comme si la mort prochaine de Louis dans une veine toute poétique contaminait l’environnement alentour. Plutôt qu’un plan d’ensemble enserrant tous les protagonistes en présence, Xavier Dolan opte au contraire pour une fragmentation. Tout juste réunie, la famille n’a pourtant jamais été aussi morcelée. Des plans fixes viennent un à un étreindre les visages en gros plan de la mère, de la sœur, du frère et de sa compagne, à mesure qu’évolue le dialogue. L’axe de caméra n’est pas toujours exactement le même – surtout pour Louis, toujours filmé en plongée, et comme happé par le ciel – et une rythmique psychologique s’amorce.
A l’instar de toute la suite du film de Dolan, les mots prononcés ne signifient rien ou presque, de même que les phrases restent toujours en suspens. C’est précisément cet état vaporeux où tous les non-dits pourraient voler en éclat en une catharsis spectaculaire d’une seconde à l’autre qui fait de Juste la Fin du Monde un film à part. Un film où ce ne serait plus aux mots de faire sens, mais au silence. L’absence trop longue du fils, le père défunt, la relation très Caïn/Abel de la fratrie Louis-Antoine, l’éternelle rebelle-attitude de Suzanne faute de repère paternel… les thématiques adaptées par Dolan à partir de la pièce de Jean-Luc Lagarce trouvent ici pour la plupart l’enveloppe idéale.
Et même si la faconde intello-pop du canadien n’est plus une surprise, son choix de musique (Blink 182, Moby, etc.) et sa sélection de costumes – géniale Nathalie Baye en mère peinturlurée façon Lola branchée-ringarde – emportent Juste la Fin du Monde loin, très loin de la supposée erreur de parcours. Mieux : son dispositif, qui ose tout mais jamais pour meubler, semble gagner en liberté. A aucun moment la créativité à l’œuvre ne surgit juste par besoin de démontrer un savoir-faire, mais bien par nécessité. Il y a dans cette éloquence et cette vivacité d’esprit quelque chose d’infiniment littéraire.
Même si moins iconique que la célèbre ouverture du cadre de Mommy, le brusque flash-back dans la chambre de Louis retentit avec le même éclat. Le basculement entre cette scène et la séquence l’accueillant est d’une fluidité sidérante, comme si les raccords n’existaient pas. Encore une fois, rien n’est prononcé mais tout est dit. A noter que l’on se souviendra longtemps du dialogue avorté entre Louis et sa mère dans la dépendance, peut-être le moment le plus beau du film. Où la magie de la mise en scène fait poindre un spleen jamais sentimentaliste mais infiniment romanesque et lyrique.
Là où d’innombrables films échouent et à créer le drame, et à y greffer des émotions, Juste la Fin du Monde trouble par sa désinvolture. Xavier Dolan prouve à nouveau sa maitrise sans faille du mélodrame. Et qu’importe si son film perd un peu en intensité dans les dernières secondes.
L’ANALYSE :
Auréolé du Grand Prix du Jury lors du dernier Festival de Cannes, Juste la fin du monde débarque quatre mois plus tard sur les écrans français. La nouvelle œuvre du jeune prodige québécois narrant le retour d’un fils prodigue dans sa contrée familiale ne va sans doute pas arranger ses affaires… L’aura du cinéaste est en effet telle que chacun de ses films semble permettre un déluge d’invectives et d’éloges démesurés, semblables a priori à l’énergie dévorante que ses précédentes réalisations invoquent. Or il ne faudrait pas s’y tromper : Juste la fin du monde marque, si ce n’est une nouvelle direction radicale dans son cinéma, au moins une inflexion vers une forme de retenue bienvenue – retenue qu’il faut évidemment mesurer à l’aune de l’œuvre de Dolan.
Peut-être qu’au fond, Juste la fin du monde est un film mineur dans la filmographie de l’acteur-réalisateur, au même titre d’ailleurs que Tom à la ferme avec lequel il partage le fait d’être coincé entre deux films en apparence supérieurs (Laurence Anyways, Mommy, et The Death and Life of John F. Donovan, actuellement en cours de production) et d’être adapté d’une pièce de théâtre. Gageons ainsi que la minorité de Juste la fin du monde le dégage du mètre-étalon ou de la constance attendue d’un film de Dolan : sa mise en scène s’y voit dévitalisée, toujours certes animée de cette passion singulière mais restant, cette fois-ci, lettre morte, butant contre les parois spectrales de sa maison de poupées.
Une lettre morte, c’est ce que Louis, jeune écrivain, compte réciter à sa famille lors d’un déjeuner. Cela fait plus de douze années qu’il n’est pas revenu dans son foyer et n’a pas côtoyé sa sœur, son frère, sa mère… douze longues années où il s’est coupé de cette communauté imposée qu’il a décidé de refuser. Il vient leur annoncer sa mort prochaine. Il doit le faire mais n’y arrive pas. Ça bloque à tous les étages de cette demeure devenue irrespirable. Tout ce petit monde semble figé dans son rôle attendu (la jeune sœur rebelle, le frère jaloux, la belle-sœur timide…) comme chaque acteur apparaît étrangement, aussi, figé dans son rôle précédent.
Vincent Cassel semble reprendre sa partition de Mon roi, Léa Seydoux celle de La Vie d’Adèle, Gaspard Ulliel n’a pas l’air de s’être remis de son expérience de Saint Laurent, Marion Cotillard joue toujours la Sandra de Deux jours une nuit… tandis que Nathalie Baye récupère un rôle, celle de la mère à la tendresse hystérique, tenu jusqu’alors par Anne Dorval chez Dolan. Il n’est sans doute pas anodin que Dolan ait choisi des acteurs devenus tous des images de marques de grands parfums ou de cosmétiques. Au-delà de l’idée de vouloir faire un coup, ce casting donne à voir un rapport singulier aux acteurs dont Dolan manipule littéralement l’image au point de faire déborder leur visage du cadre. Juste la fin du monde travaille de fait l’image que l’on donne aux autres, la persona à laquelle chacun est irrémédiablement renvoyé, comme un élastique que l’on essaierait de tendre pour le déformer et qui vous revient au visage à vitesse grand v sans crier gare.
Ces visages qui débordent du cadre, Dolan les enfile comme des perles sur son collier de montage en agençant toute une série de gros plans virevoltants. Censé permettre de faire revenir à la surface les relations enfouies, ce procédé affiche surtout la peur qui traverse le film de part en part : la peur de perdre la vie, la peur de ne plus réussir à la capter. Auparavant, chez Dolan, on le sait, le moindre détail aurait donné lieu à une effusion de plans au lyrisme pour le moins appuyé, une ribambelle d’étoffes et de sons au mauvais goût assumé et parfois, voire souvent, générateur d’une émotion palpable et inédite.
Ici, Dolan traque cette émotion mais ne parvient plus à la faire ressurgir. Pensons à la fameuse scène de Mommy claironnant «On ne change pas» de Céline Dion : elle est refaite dans Juste la fin du monde lorsque Léa Seydoux et Nathalie Baye dansent de manière assez ridicule sur un tube moldave… mais le cœur n’y est plus, le plan est fixe et large, les bras et les corps s’agitent maladroitement, sans âme. Dolan aura beau y rajouter les bribes d’un souvenir sous la forme d’un montage dont il a le secret, rien n’y fait, la mort rôde et rabat constamment le film sur les rivages funèbres d’une douleur qui ne dit pas son nom – celle de la honte d’être à la fois soi et un autre, de vouloir être à la fois extra-ordinaire dans l’ordinaire. D’être de «ceux qui se targuent d’être normaux» (Laurence Anyways).
Car peut-être que ce qui singularise Juste la fin du monde dans la filmographie déjà conséquente de Dolan est cette propension à ne pas vouloir assumer directement ce qui caractérise son cinéma, cette volonté (inconsciente ?) à renoncer à ce que l’on est car il déjà, en quelque sorte, trop tard. Douze années ont passé, on ne peut revenir en arrière, Louis en fait l’amer constat très vite lorsqu’il se décide à ne finalement rien dire de son funeste destin à ceux qui sont supposés l’aimer. Il ne peut plus que taper négligemment sur un vieux sommier pour espérer y retrouver l’odeur de sa jeunesse.
Et Dolan, de manière émouvante, d’en filmer non plus la vie qui devrait en surgir, mais se prend à ne plus capter que l’envolée de poussières qui émerge de cette caresse douloureuse. Juste la fin du monde est un film triste, qui signe peut-être la fin d’une certaine vision du monde pour Dolan qui sait désormais que le temps lui est compté et qu’il faudra faire avec. Il faut sans doute s’en réjouir.
19/20