L’ATELIER
Le portrait radical et subtil d’une génération perdue. Passionnant !
Réalisation : Laurent Cantet
Scénario : Robin Campillo, Laurent Cantet
Image : Pierre Milon
Interprétation : Marina Foïs (Olivia), Matthieu Lucci (Antoine), Warda Rammach (Malika), Issam Talbi (Fadi), Florian Beaujean (Etienne), Mamadou Doumbia (Boubacar), Julien Souve (Benjamin), Mélissa Guilbert (Lola)…
Distributeur : Diaphana Films
Date de sortie : 11 octobre 2017
Durée : 1h53
La Ciotat, été 2016. Antoine a accepté de suivre un atelier d’écriture où quelques jeunes en insertion doivent écrire un roman noir avec l’aide d’Olivia, une romancière connue. Le travail d’écriture va faire resurgir le passé ouvrier de la ville, son chantier naval fermé depuis vingt-cinq ans… toute une nostalgie qui n’intéresse pas Antoine. Davantage connecté à l’anxiété du monde actuel, il va s’opposer rapidement au groupe et à Olivia, que la violence du jeune homme va alarmer autant que séduire.
Laurent Cantet aime écouter ce que la jeunesse de son pays a à dire. Presque dix ans après Entre les murs qui lui valut la Palme d’or à Cannes en 2008, il consacre son neuvième long-métrage aux conséquences des bouleversements de la société sur une jeunesse désorientée, au point d’en pousser une partie à lorgner vers les idéaux extrémistes. La finesse de la narration et l’humanité accordée à chacun des personnages font de cette fresque socio-politique un plaidoyer bouleversant.
Cinq garçons et deux filles sont assis autour d’une table à l’ombre de la garrigue. Olivia (Marine Foïs qui navigue avec brio entre doute et enthousiasme et qui tient là l’un des ses beaux plus rôles) anime un atelier d’écriture auquel tous se sont inscrits pour des motivations diverses. Pour Benjamin, c’est toujours mieux que de faire du ciment à la bétonnière ou de tirer des câbles, pour Boubacar une sacrée occasion de se retrouver entre potes et de s’amuser. Malika, française d’origine maghrébine est séduite par l’idée d’entamer un roman qui rendrait hommage à cette ville et à son grand-père qui s’est intégré en France grâce à son travail aux chantiers.
Car nous sommes à la Ciotat et sur ce bout de Côte d’Azur, tout n’est pas que luxe, amour et beauté. Au loin, le fantôme des chantiers navals continue de planer sur le lieu, hanté par la précarité et l’abandon. Peu habitués à ce que l’on se préoccupe de leur sort, ces jeunes gens (incarnés par quelques comédiens non-professionnels qui illuminent l’écran de leur spontanéité) nourrissent d’ailleurs de la méfiance à l’égard de cette écrivaine connue, soit-disant venue pour les aider, une intellectuelle qui n’utilise que des mots prétentieux (comme ils disent) et qui, selon eux, tire un revenu de leur misère. L’argument de son intérêt pour eux ne leur semble guère plausible. Elle symbolise ce monde de privilégiés qu’ils rejettent.
C’est particulièrement criant pour Antoine (Mathieu Lucci au charisme certain et au jeu impeccable), un jeune homme peu bavard et solitaire. Quand il participe, c’est souvent pour provoquer ses camarades d’atelier. Pourtant, très vite, il apparaît comme le plus brillant et le plus lucide et sa colère sous-jacente n’en est que plus effrayante. C’est toujours seul qu’il s’adonne aux plongeons dans les rochers. Réfugié dans sa chambre, il pratique la musculation, puis sur son ordinateur joue en réseau, envisage une carrière militaire ou se berce des discours d’orateurs aux théories xénophobes. Quand avec son cousin, il se grime la nuit et mime l’attaque d’un camp de Roms, il n’envisage pas de passer à l’action. C’est avant tout son ennui qu’il veut tuer. Car s’il vit dans une région baignée de lumière, c’est plutôt le brouillard qui envahit son esprit. A la fois troublée et curieuse, Olivia perçoit ses failles et concentre toute son attention sur cet élève à la fois mystérieux et attachant.
Entre séances de travail et rapports de force, la caméra se recentre sur ce duo intergénérationnel qui devient le fil rouge du récit au point de l’amener à glisser vers le polar poétique jusqu’à ce que la nuit se substituant au soleil nous émerveille de ces sublimes images de falaises éclairées à la seule lumière de la lune. Cette apothéose émotionnelle est magistralement clôturée par le texte bouleversant qu’ Antoine lit à ses compagnons de travail en guise d’adieu. Un moment intense qui nous entrouvre les portes d’un désespoir profond, que l’on pressent capable d’engendrer n’importe quel acte meurtrier gratuit, juste par ennui et désœuvrement, heureusement adouci par l’espoir d’une renaissance annoncée.
Laurent Cantet capte avec une intensité remarquable la complexité de cette jeunesse en proie à toutes les contradictions. Entre violence et tendresse, il filme sans concession l’échec d’une société fracassée au point de ne plus pouvoir entendre les appels au secours de ses enfants en souffrance. Si comme l’avait déjà fait Dominique Cabrera avec Corniche Kennedy, le réalisateur de L’atelier porte un regarde empreint de bienveillance et dénué de tout jugement sur cette France en devenir qui, malgré les obstacles, tente de se construire un avenir, il martèle aussi avec force et pertinence qu’il est plus que temps de combler le fossé entre élites et laissés-pour-compte, et de réconcilier la France du soleil avec celle de la grisaille.
L’ANALYSE :
Gagner une Palme d’Or n’est pas toujours une sinécure. Le triomphe d’Entre les murs en 2008 a quelque peu faussé la perception que l’on pouvait se faire du cinéma de Laurent Cantet, étiqueté dès lors « cinéaste social » (cinéaste tout court est déjà amplement suffisant et nettement moins réducteur) et affublé d’un costume qui ne sied pas forcément à ce réalisateur qui se soucie peut-être moins du « message » que ses films véhiculent que de la façon dont ceux-ci représentent le langage et la communication (ou leur absence) entre plusieurs individus. En ce sens, L’Atelier s’inscrit effectivement en cohérence avec Entre les murs, mais de façon beaucoup plus romanesque.
Le film commence d’ailleurs comme une sorte de bis repetita des joutes verbales en salle de classe qui faisaient le sel d’Entre les murs, et ça n’est pas à son avantage. Durant un été à La Ciotat, Olivia (Marina Foïs), écrivaine parisienne, anime un atelier d’écriture avec un groupe d’adolescents. L’objectif : les amener à travailler sur un projet de roman collectif qui puiserait dans leur environnement immédiat, leur ville, leur quotidien, leur histoire individuelle et commune. Le scénario, co-signé comme d’habitude par Cantet et Robin Campillo, est bien trop écrit, et la direction d’acteurs beaucoup trop travaillée par un souci de naturalisme, pour que l’ensemble ne donne pas le sentiment de vouloir à tout prix « faire vrai ».
À l’inverse, tout sonne faux, un comble quand l’ensemble des scènes reposent sur la spontanéité, la fluidité des échanges, la poésie d’un vocabulaire local et d’un accent que le cinéaste veille à ne jamais rendre pittoresque, piège inéluctable tendu à tous ceux qui posent leur caméra un peu trop près de la Méditerranée. Marina Foïs, assez peu à l’aise, joue les animatrices avec peine, tentant tant bien que mal d’apporter un peu de ciment à ce fragile édifice qui repose d’emblée, de façon par trop forcée, sur des sujets attendus (racisme, communautarisme, lutte des classes, cette bonne vieille guéguerre Paris-province…).
Avant ce mauvais démarrage, un plan d’ouverture assez inattendu (une immersion dans un jeu vidéo où un soldat avance à flanc de montagne, d’une beauté irréelle) met pourtant sur une voie que le reste du film exploite subtilement. Au-delà du verbe et de la phrase, qui occupent la vie d’Olivia et les jeunes de l’atelier lorsqu’ils se réunissent, il y a les écrans, qui obstruent littéralement toute possibilité d’échange, ou du moins font dévier la communication et occupent tout l’espace, privé ou public.
Cantet n’appose aucun discours moraliste à cette représentation ; les écrans sont là, qu’ils servent à jouer, à se mettre en scène, à se construire une identité, à s’informer ou se désinformer. Les jeux vidéo, les téléphones, les ordinateurs sont autant des remparts qui empêchent les jeunes de communiquer entre eux ou pire, les encouragent à se dresser les uns contre les autres, que des manières de fouiller un passé (les images d’archives sur les chantiers de La Ciotat) ou un présent (le jeune Antoine et ses amis dans leurs pérégrinations nocturnes), voire de figer un instant à l’infini dans une quête de pureté et de beauté aussi émouvante qu’elle n’est pas construite comme une démarche artistique (Antoine qui se filme en train de plonger dans les criques).
Cantet dès lors représente l’atelier comme une utopie sociale et créatrice fondée sur la communication verbale et écrite, qui se viderait de sa substance dès lors que chacun est rentré chez soi et peut assouvir des fantasmes plus ou moins avouables : le jeune Antoine, de plus en plus fasciné par l’écrivaine, va chercher sur son ordinateur des extraits d’émissions télévisées auxquelles elle a participé, et Olivia de son côté va fouiller dans l’intimité du jeune garçon en épluchant son compte Facebook et celui de ses proches.
L’Atelier devient ainsi réellement passionnant, délaissant progressivement ses faux airs de remake d’Entre les murs sous le soleil, pour se resserrer sur la relation de plus en plus trouble et ambiguë entre Olivia et Antoine. Sa beauté d’ange contraste en permanence avec ses propos provocateurs sur la violence et l’Islam ; son goût pour les armes et les discours radicaux est contredit par sa désarmante lucidité sur son environnement et son réel talent pour l’écriture. Laurent Cantet filme au plus près des corps et des visages, et la fluidité de sa caméra lors des scènes d’atelier devient presque érotique dès qu’elle s’approche de Marina Foïs et de Matthieu Lucci, qui interprète Antoine.
Plus malins et surtout plus fins que ce que de tels parti-pris peuvent laisser redouter, Campillo et Cantet n’emmènent jamais leur scénario en territoire convenu. Ils préfèrent plutôt explorer avec subtilité les méandres de l’étrange relation qui se noue entre l’écrivaine piquée au vif et intriguée par cet ado sulfureux, qu’elle souhaite aider autant qu’exploiter, et ce jeune homme fasciné par le monde que cette femme lui donne à voir, et le miroir qu’elle lui tend. Toute cette tension culmine en un final d’une beauté somptueuse, aussi éblouissant visuellement que d’une bouleversante pudeur dans son tout dernier acte.
Après les derniers mots posés sur le papier et expulsés en un seul souffle, ne reste le silence, comme une pause, avant que la vie ne reprenne son cours.