Réalisateur : Rithy Panh
Origine : Cambodge, France
Musique : Marc Marder
Aussi appelé : Graves without a name
Année : 2018
Durée : 1h56
Édité par Arte, le DVD du dernier documentaire du réalisateur Rithy Panh, Les tombeaux sans noms, est sorti ce mois-ci. Coproduction française et cambodgienne, le film remonte le passé, pour effectuer un nécessaire travail de mémoire pour les victimes du régime du Pol Pot. L’image manquante, son précédent film portait également sur ce sujet et avait remporté le Prix une Certain Regard au 66èmefestival de Cannes.
Plus exactement, c’est la mort – et les morts – qui imprègnent Les Tombeaux sans noms.
« Quatre décennies après avoir été déporté par les Khmers rouges avec ma famille dans la province de Battambang, je suis retourné sur les lieux de leur disparition. Nous étions onze en quittant Phnom Penh. Seuls deux d’entre nous ont survécu. Je voulais faire un film pour capter l’invisible présence des morts sans sépulture et combattre l’oubli qui empêche leurs âmes errantes de trouver le repos. J’ai fait ce voyage pour m’asseoir avec les morts. Et pour parler avec eux dans les pagodes, au bord des routes et des fleuves. Aujourd’hui, en grattant la terre, on trouve des ossements, des tissus de couleur déchirés. D’une rizière à l’autre, d’un chantier à l’autre, dans les années khmères rouges, nous avons cassé des cailloux, creusé la terre, arraché des racines. À la saison sèche, le sol était coupant et brûlait sous nos pieds. L’enfant se souvient de tout : les travaux forcés, la famine, les séparations… et tout au bout la mort. Je suis retourné régulièrement dans ces lieux. Je n’ai pas trouvé de trace des tombes de mon père et de mes neveux. Ni des fosses communes où furent ensevelies ma mère et mes sœurs ? Il faut tendre la main vers l’autre monde. Les morts nous cherchent et nous attendent. Bien sûr, certains voyages font peur. On les repousse. On en rêve…Chercher les âmes, c’est les inviter à revenir, sans jamais s’effrayer. Il y a tant de morts qui se cherchent une sépulture, une pensée, peut-être un geste ou un regard. Je vous invite à ce voyage. » Rithy Panh
“La mort est un vent qui repose parfois avec une telle douceur”
C’est par cette citation, ou presque, que s’ouvre le documentaire de Rity Panh.
La mort, le manque et le vide qu’elle laisse sont au cœur du métrage, qui s’attache autant à montrer la quête d’un individu à la recherche des membres de sa famille décédés, qu’à démontrer l’ampleur d’une période particulièrement sombre de l’histoire. Pourtant encore assez mal connu en Occident, entre 1975 et 1979 ce sont des centaines de milliers de morts que le régime instauré par les khmers rouges au Cambodge aura causées.
Les familles ont été séparées, et, à tous et toutes, un travail dur et épuisant a été imposé. Les morts, les « opposants », ceux qui refusaient de se soumettre, ou simplement ceux qui ne survivaient plus dans d’invivables conditions, ont été camouflés, abandonnés, sans sépulture, et sans que leur nom soit retenu. Les sols sont remplis d’ossements, tandis que leurs âmes errent, à la recherche de leurs parents.
C’est dans ce voyage de recherche et de reconstitution d’une mémoire, d’un passé, que Rithy Panh emmène le spectateur, afin de donner vie à l’invisible, de pallier le manque laissé par ceux qui ne sont plus là. La mémoire est une chose bien étrange et sur laquelle l’on n’a pas toujours totalement prise. Parfois, les souvenirs sont fugaces, enfouis, ou trop difficiles à revivre, trop lointains pour ne pas être flous.
Aussi, pour parvenir à recréer cette mémoire et à la transmettre, le réalisateur use des procédés tantôt classiques, tantôt originaux. Une série d’intervenants, survivants du régime, sont interviewés, en toute simplicité. Ils expliquent leurs propres souvenirs, qui rejoignent de nombreux autres, et leurs propres pensées : « Il ne pourrait y avoir de véritable égalité que si la Terre était aussi plate que la surface d’un tambour », nous dit l’un.
À d’autres instants, ce sont des rituels religieux de communion ou de communication avec les âmes des disparus qui nous sont montrés. Et toujours, partout, les sublimes images sont ponctuées de photographies, de figurines, comme autant de symboles d’êtres disparus, que l’on ne peut oublier et qui s’intègrent dans l’environnement spécifique du métrage.
Le cinéaste fait le choix de l’art, du documentaire, pour, grâce à ces représentations symboliques figurées, démontrer l’individualité des victimes tout en évoquant l’ampleur tragique de ces évènements et de leurs conséquences sur l’ensemble d’une population.
Les tombeaux sans noms a été récompensé par le prix de la meilleure photographie au festival de Namur, et l’on ne peut de fait que s’émerveiller par l’utilisation des paysages, des arbres, des pierres, des éléments ajoutés aux décors, qui évoquent et expliquent bien davantage que ne le feraient des voix surexplicatives.
Pourtant, si, comme nous l’avons dit, la mort parcoure le film, elle ne le fait pas d’une manière frontalement violente. Une forme de distance s’opère, pour signifier non pas un détachement, bien au contraire, mais une plus vaste représentation d’une mémoire qui n’est pas qu’individuelle. Une ambivalence se crée alors, entre l’apparente douceur qui émane de certains plans, de cette recherche d’un passé, notamment par la spiritualité, et les paroles effectivement prononcées par les différents intervenants, évocations terribles d’une violence incroyable. Le film tisse ainsi une recherche bien complexe, avec différents niveaux d’implications et différentes routes. Ce sont justement ces divers aspects, ces différents « niveaux de lecture » qui en font toute la réussite.
Rithy Panh parvient, en opérant ce travail de mémoire, à créer une œuvre multiple : à la fois terrible, émouvante, instructive, éminemment poétique et d’une rare beauté visuelle ; un documentaire profondément artistique, une quête de paix, que l’on ne peut que vous recommander de voir.
Le DVD édité par Arte comprend également un supplément constitué par deux entretiens, l’un avec Rithy Panh qui permet de comprendre mieux comment se situe ce film dans son oeuvre, de même que son propre cheminement personnel, et l’autre avec le compositeur de la musique du film, Marc Marder, qui explique sa manière de travailler sur le film et les choix opérés pour créer une adéquation avec la thématique.