BLADE RUNNER 2049
Sorti de son épais brouillard de mystère, Blade Runner 2049 nous arrive précédé de tweets dithyrambiques et de louanges inouïes. Son ombre n’est pas encore là que l’on se pose la seule, l’unique question : est-il à la hauteur de son précurseur auréolé, relève-t-il le défi d’accéder aux cieux ? La réponse est un grand oui.
Réalisation : Denis Villeneuve
Scénario : Hampton Fancher, Michael Green
Image : Roger Deakins
Décors : Dennis Gassner
Costumes : Renée April
Montage : Joe Walker
Musique : Benjamin Wallfisch, Hans Zimmer
Interprétation : Ryan Gosling (officier K du LAPD), Harrison Ford (Rick Deckard), Ana de Armas (Joi), Sylvia Hoeks (Luv), Robin Wright (lieutenant Joshi), David Bautista (Sapper), Mackenzie Davis (Mariette), Carla Juri (Dr Ana Stelline), Lennie James (M. Cotton), Jared Leto (Neander Wallace), Hiam Abbass (Freysa), David Dastmalchian (Coco), Barkhad Abdi (Doc Badger), Wood Harris (Nandez)…
Distributeur : Sony Pictures Releasing France
Date de sortie : 4 octobre 2017
Durée : 2h43
Considéré par beaucoup comme le nouveau grand auteur de SF, notamment depuis son Premier Contact qui déjouait toutes les attentes pour bâtir un univers intimo-linguistique en pleine rencontre alien, Villeneuve avait tout le poids de son aîné sur les épaules.
Avec la bénédiction de Ridley Scott, le réalisateur canadien avait une mission impossible à relever. Sans trahir la pensée de Philip K. Dick, il fallait à la fois faire un film pour les fans tout en étant accessible aux profanes. Car l’édifice Blade Runner est un univers unique, parfaitement pensé dans tous ses aspects visuels, philosophiques, sociaux et source d’un imaginaire débridé qui a nourri nombre de fantasmes cinéphiles… pendant 35 ans !
De quoi développer plus de théories que de raison et surtout nourrir les craintes d’une “suite” qui détruirait encore une fois l’aura de son prédécesseur. Bref, tout était réuni pour rendre impossible la mission confiée à un cinéaste, même aussi talentueux que Villeneuve. Une gageure dont il sort indemne et même grandi, notamment grâce au scénario dense co-écrit par Hampton Fancher, l’un des grands artisans, co-scénariste et porteur du projet du premier Blade Runner. Ridley Scott raconte d’ailleurs en interview combien il a l’impression en revoyant son film que son véritable auteur est Fancher.
C’est dire l’importance de son apport sur ce nouvel essai. Car des nombreuses réécritures des scénarios d’alors est née une forme de frustration chez un Fancher, dépossédé de son bébé, et évidemment de certaines idées maîtresses de son script. Mais son conflit avec Scott à l’époque ne pouvait être que remporté par le cinéaste. Et de ce combat artistique est né cet objet sans concession à la monomanie de Scott qui voulait que l’on respecte sa vision pure et avant-gardiste. Aujourd’hui, Villeneuve doit jouer les funambules pour respecter un lourd cahier des charges et satisfaire toutes les parties tout en y coulant son univers intime, propice à se fondre dans un marbre déjà fabriqué.
Il fallait donc un moteur fort, un concept rigoureux pour replonger dans l’univers sans se répéter en faisant du bête fan service. La quête de K rejoint alors les questionnements métaphysiques entamés dans le film de 1982 pour mieux toucher à un propos universel. Tout comme le Deckard de l’époque, K va amener le spectateur vers une problématique qui le dépasse et surtout qui dépasse son simple statut d’individu. On découvre un nouveau monde, redéfini par un blackout aux allures de bug de l’an 2000, en même temps que Ryan Gosling. Un peu à la manière de Neo qui découvre la matrice, on part à la conquête de l’envers du décor en même temps que lui.
L’implication du spectateur est d’autant plus immédiate et puissante. Et pour assurer la continuité esthétique du dyptique, le récit prend tout le temps de poser ses quelques personnages (guère nombreux), de filmer ses décors à couper le souffle, de cerner tout un monde qui a pris 30 ans et a mué en même temps que la manière de fabriquer un film. 2049 dialogue ainsi constamment avec son grand frère, tout en explorant des terres vierges. Voguant au gré de ses influences littéraires (Dick évidemment mais également la Bible), de ses habits freudiens et de ses relents cyberpunk, le film fonce tête baissée vers une nouvelle quête souterraine accouchée d’une première “banale” enquête, du Blade Runner pur et dur en somme.
Dans ce prolongement maîtrisé avec une maestria visuelle hors du commun par Villeneuve et son chef op” Roger Deakins (à la photo de 1984, Barton Fink, The Village, Prisoners… parmi tant d’autres), le récit respecte l’essence d’un univers préformé mais remet aussi en avant certaines thématiques du roman de Dick comme l’importance des animaux (ce mouton en origami, hommage au point de départ du roman) ou de “l’off world”…
D’autres éléments nouveaux viennent parfaire le tableau comme la relation amoureuse que noue K avec sa femme de synthèse, d’un romantisme qui n’est pas sans rappeler le Her de Spike Jonze. Cette romance est l’une des sous-intrigues bouleversantes et permet de poursuivre l’étude de la définition de l’humanité et de l’âme au sein de corps de synthèse.
De l’art du détail et de l’objet en particulier, le duo Villeneuve/Fancher se fait maître. A la licorne fantasme des songes de Deckard, répond ici le cheval de bois qui apparaît en rêve avant de se matérialiser. L’obsession du passé et du souvenir, éléments fondamentaux de l’œuvre de Villeneuve et seules véritables preuves d’humanité des replicants se cristallisent ici dans un objet enfantin simple mais qui porte en lui tant de sens qu’il en devient une clé du récit.
La quête première de K est encore une fois baignée de mystères et sa résolution se fait dans un labyrinthe en quasi huis-clos à ciel ouvert. L’atmosphère élégiaque est donc toujours de mise. Mais si le cœur du Blade Runner bat bien dans ce 2049, il ne faut pas s’y méprendre, Villeneuve a su respecter une autre fondation du culte : la modernité.
En utilisant à bon escient le numérique, en construisant en dur au maximum les décors, le cinéaste se fait bon élève et va aussi loin que possible pour créer un décorum époustouflant avec des atmosphères visuelles qui resteront longtemps gravées sur les rétines. Pas de fonds bleus évidents ici, les effets spéciaux sont au service du récit et non l’inverse, tendance pénible des blockbusters contemporains.
Et l’ambiance sonore est également une réussite totale en rendant encore une fois justice au travail de Vangelis sans l’imiter. Un art dont Villeneuve semble être maître aujourd’hui. Il a beau filmer des replicants dont on ignore s’ils sont une simple copie ou des êtres humains à part entière, concernant sa dernière réalisation, aucun doute sur le fait qu’elle ait une âme.
Blade Runner 2049 n’est pas une suite, c’est un miracle.
L’ANALYSE :
Aussi imposante soit-elle, cette suite tant attendue du chef d’œuvre de Ridley Scott dissimule peut-être sa clé au cœur de sa scène la plus intime : en rentrant chez lui un soir, dans son appartement où les objets hi-tech se mélangent avec ceux qui ont traversé le temps, l’agent androïde K (Ryan Gosling) fait l’amour avec sa compagne.
Celle-ci n’est qu’une simple voix artificielle qu’une technologie futuriste transforme en hologramme et lui donne une apparence. Cette fois-ci, elle a fait venir une seconde femme, humaine, qui a accepté de jouer le jeu et de rendre concrète la matière charnelle. Au lieu de fusionner, les deux êtres ne font que se superposer et se confondre par le mimétisme de leurs gestes.
Tout fonctionne ici pour que cette séquence embrasse le projet même de ce nouvel opus : en réalisateur respectueux du film culte qui le précède, Denis Villeneuve offre à Ridley Scott (désormais producteur) un savoir-faire technique qui se contente d’imiter et, souvent, de sublimer son modèle, quitte à s’effacer complètement.
Ce sacrifice formel est a priori salutaire tant la carrière du cinéaste québécois est saturée de polars tapageurs et complaisant (Prisoners ou même Sicario, pourtant souvent évoqué comme un film féministe) ou de mélodrames psychanalytiques un peu ronflants (Enemy, Incendies) et qui ne laissaient présager rien de bon.
La pleine réussite de Blade Runner 2049 tient à sa limpidité. On pourra lui reprocher un scénario en ligne droite, passant en revue la plupart des passages obligés du genre (nativité, incarnation de l’Élu, rapports conflictuels aux origines et au père etc.) et une densité finalement assez faible vis-à-vis de sa longueur : l’intérêt est ailleurs.
Le refus de la surenchère scénaristique permet à Villeneuve deux choses : d’une part, le nouveau film se contente de prolonger l’original, apportant une nouvelle information de taille, certes, mais qui assume son statut de long épilogue au volet initial et s’assure de ne pas prendre le risque de décevoir.
D’autre part, il lui ouvre un immense terrain de jeu visuel et expérimental, d’une sophistication rarement atteinte. La sécheresse émotionnelle, l’absence de grands moments lyriques et une résistance certaine aux canons contemporains du blockbuster d’action – il prolonge également le rythme alangui, les lents travellings lourds et silencieux, le son étouffé et les dialogues très peu didactiques – font de cette suite une œuvre massive en apparence mais qui se laisse étrangement et facilement pénétrer, comme par hypnose.
Le rapport holographique du geste du réalisateur au film lui-même est acté : Blade Runner 2049 ressemble à une enveloppe de pixels vidée d’une substance propre mais qui vient épouser les lignes et les formes préexistantes créées par Ridley Scott pour les faire revivre le temps d’une projection.
S’il est donc cohérent de voir la Californie futuriste de Villeneuve envahie par les hologrammes, il l’est tout autant de la sentir chargée de tristesse.
Les deux vont de pair : la mythologie de Blade Runner repose entièrement sur la réminiscence du temps. Les faux souvenirs implantés dans les systèmes des réplicants, dans le but de créer une empathie artificielle et de les confondre toujours plus avec les hommes, donnaient au film de Ridley Scott un parfum proustien tout en faisant de la mémoire et de l’émotion des conditions intangibles de l’être humain.
La mélancolie du temps perdu se voit exacerbée dans le second volet : trente ans ont passé et l’avenir semble dorénavant si sombre que l’univers du film prend des airs post-apocalyptiques.
Une des plus belles idées ici est d’accabler tous les personnages d’un chagrin existentiel pesant : ni les héros, ni les monstres ne croient dur comme fer en leurs actes (Jared Leto, en magnat capitaliste avide de régner sur ce qu’il reste du monde, apparaît faible en aveugle prostré dans son bureau, seul endroit où il peut être menaçant). Ce pessimisme lumineux ébranle la structure manichéenne du film et renforce l’esthétique nihiliste de ferraille, de fureur et de brouillard.
Cette mélancolie trouve un point d’orgue dans la séquence du cabaret abandonné de Las Vegas, écrasé par les vapeurs radioactives orange : après que K ait retrouvé l’agent Deckard (Harrison Ford, revenu lui aussi, en quelque sorte, du passé), les deux hommes déambulent entre les hologrammes d’Elvis, de Sinatra ou de Marylin, dont les statues de lumière apparaissent au gré des dysfonctionnements techniques dans un lieu où les crépitements fastueux d’antan sont recouverts de poussière.
Ce défilé crépusculaire d’idoles véritables sort le film de son espace diégétique pour directement interpeller notre monde, de l’autre côté de l’écran. Ces figures universelles renvoient inévitablement à d’autres traces du réel également présentes : les marques et leurs logos.
L’omniprésence de sigles d’entreprises connues qui ornent les façades des buildings d’une ville de Los Angeles, devenue l’égal de la Metropolis de Fritz Lang dans sa verticalité architecturale et sociale, soutient un futurisme très concret, tendant vers le réalisme et résonne d’une ironie grinçante : celui d’un placement-produit du capitalisme vorace qui court à sa propre perte et dévoile son caractère totalitaire.
La nature de la charge politique entre les deux films n’a pas changé (division de la société en classes, surveillance généralisée, peur panique de la dérive de la technologie, déshumanisation des rapports sociaux et de l’homme) : Villeneuve cherche à reproduire et à intensifier l’esthétique du cinéma d’anticipation des années 70-80, lui rendre son idéologie, son matérialisme, son gigantisme et ses objets. Il ose un fétichisme vintage (qui passe notamment par les objets du quotidien, les voitures volantes en acier, les bunkers en béton…), à peine réactualisé par le numérique.
Dans le Los Angeles de 2049, pas de réseaux sociaux, pas d’internet mais de nombreuses visites dans les sous-sols des archives, des disquettes dont les données se superposent : l’hommage est total et il touche par sa naïveté. Reconstruire la ville de Blade Runner pour Villeneuve, c’est reconstituer ses souvenirs de jeunesse, revoir les hologrammes de son enfance, c’est donc être l’égal de ses personnages.
Si la vision du film émeut tant, c’est qu’à l’instar de Mad Max : Fury Road – qui sublimait lui aussi sa propre esthétique vintage – Blade Runner 2049 pourrait être vu comme la version « urbaine » du film de George Miller, bien qu’ils soient radicalement opposés par le rythme.
Il y a dans ces deux œuvres post-apocalyptiques un retour à la matière qui semble agir contre l’évanescence du numérique : Gosling ne cesse de traverser des paysages les plus bruts, un désert de sable, une ville de béton, un plateau enneigé, de croiser des blocs monumentaux (immeubles ou statues démantelées).
Paradoxalement, l’image de Blade Runner 2049 tire vers l’abstraction, multiplie les formes géométriques, accentue les contrastes. Dans ses moments les plus hallucinants – au sens premier du terme – il pousse l’expérimentation visuelle jusqu’à ressembler à un film de musée, dénaturant complètement l’image de l’objet représenté. Cette façon de faire vibrer les contraires ensemble impressionne mais porte en elle sa limite : le film est souvent prodigieux et pourtant, il est condamné de son plein gré à rester dans l’ombre de l’œuvre de Scott.
Si sa clé doit être trouvée dans le motif de l’hologramme, alors son destin se trouve sans doute dans la figure du passeur qu’incarne Ryan Gosling et dans laquelle se glisse discrètement Denis Villeneuve. Et si cette timidité ne permet pas au lyrisme si attendu de percer, elle est bouleversante d’humilité.
19/20
https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/blade-runner-2049/
Vous pourriez citer vos « sources »…
Surtout quand c’est moi qui l’ai écrit ! Je dois rédiger et partager sur environ 5 groupes/sites/blogs/pages …. Je vais pas me citer, je partage, je donne, rien de plus . Étonnant dans ce milieux, je sais …