« Qui des dieux osera, Lesbos, être ton juge

Et condamner ton front pâli dans les travaux,

Si ses balances d’or n’ont pesé le déluge

De larmes qu’à la mer ont versé tes ruisseaux ?

Qui des dieux osera, Lesbos, être ton juge ?

Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ?

Vierges au cœur sublime, honneur de l’archipel,

Votre religion comme une autre est auguste,

Et l’amour se rira de l’Enfer et du Ciel

Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ? » BAUDELAIRE Charles. Lesbos, strophes 7-8, Les Fleurs du mal, 1857.

Ces mots, ces gestes, cette volupté, ces plaisirs, ce beau mal. Quelle est la réalité ontologique qui se dérobe à la forme ? Finalement, le mal d’hier peut être le bien d’aujourd’hui ; le bien d’aujourd’hui peut être le mal de demain. Les sciences humaines, comme l’art, n’ont cessé et ne cesseront de (se) représenter ces structures pour mieux saisir et contracter les symboles auxquels elles renvoient. La promesse de The House that Jack Built s’apparentait moins à construire cette ontologie qu’à la déconstruire par le biais d’un artiste rédempteur. En d’autres termes, le personnage de Jack ne saurait définir le mal, précisément parce qu’il s’en serait abstrait. Mais qu’est-ce qu’alors un homme sans morale ? Ne deviendrait-il pas étranger à l’espèce ? N’y-aurait-il pas d’autre issue possible ? Si vous attendez que Lars Von Trier y réponde, ou bien simplement qu’il en mène une habile esquisse, vous en serez d’autant plus désabusé, et même bien pire…

Jack est un architecte, un bon architecte, mais vraisemblablement un meilleur ingénieur car, c’est ce qui fait de lui l’homme supérieur : l’exalteur, le catalyseur, le créateur, le professeur. Comme tout démiurge qui pourvoit à l’excellence, il exige un bon matériau, qu’il naisse de lui-même ou non. Celui qui exacerbe l’appétence de Jack, c’est l’altérité, en tant qu’entité matérielle et spirituelle duale. Enchevêtré dans ses obsessions, le film portera pendant plus de deux heures et demie les crimes de Jack – ou plutôt l’art, veuillez excuser l’emploi régressif –, ponctué d’un nihilisme consubstantiel à l’auteur. Rien n’y est proscrit. Tous les « désirs qui ne peuvent pas être concrétisés dans notre civilisation sous contrôle » trouvent, grâce au miséricordieux Lars (sous les traits de Jack), leur succincte satisfaction. Vous aurez compris les désirs de Jack – et indirectement du cinéaste danois –, mais celui qui s’avère être, en somme, le plus funeste, cruel, sadique, pathétique désir du métrage, c’est évidemment celui de cinéma.

Soyez inquiets pour votre âme, qui se devra quelque rééducation, lorsqu’elle aura été durement soumise à cette bigote jonglerie, elle-même ankylosée d’une époumonante excessivité, d’un baroque insapide et d’aspérités bien trop régulières qui astreignent le métrage dans une absence totale de construction. Tout ce qui arrive à la rétine n’est qu’un stupre fantasmatique, grossièrement cuisiné à base de contrastes provocateurs (l’utilisation d’un morceau funky de Bowie apposé à une trainée mortifère) et de dissertations aussi creuses que tautologiques.

Peu à peu, le rire diégétique prend une tournure métafictive. Comment pourrait-on se dispenser de moquer la dimension sophistique de l’œuvre et du non-propos de Von Trier ? C’est parfois à se demander si le cinéaste ne se moque pas lui-même de sa propre médiocrité à travers son œuvre et le personnage de Jack. Le sophiste est un homme intelligent : il sait comment plaire à la majorité et polir son ignorance. Il sait paraître plus savant que le savant lui-même, puisqu’il a développé des outils stylistiques davantage performants. Toutefois, il devient cocasse d’admettre son paradoxe : celui qui emploie son loisir et sa présomption à mépriser l’ignorant, ce dernier recevant quant-à-lui le propos indolemment, affirme par la même occasion l’ignorance de son ignorance, ce qui le rend alors méprisable aux yeux de celui qui sait davantage que lui, soit le potentiel spectateur de son œuvre. On rit, il est vrai, temporairement du naufrage, mais l’on est bien trop vite noyé de lassitude face aux incongruités redondantes de cette intrigue décousue qui fait bâiller puis râler.

Si vous ne cédez pas au didactisme de l’irrationalité, peut-être souscrirez-vous aux multiples thèses brillantes qui paradent avec une légitime solennité : l’art est conditionné par la morale et l’on peut la dépasser comme Jack, l’homme est un tigre féroce qui a choisi l’innocence de l’agneau, la masculinité est un fardeau car condamnée à être victime de la lamentation des femmes, l’art est une hiérophanie car capable de répondre à nos pulsions les plus malsaines, l’esprit humain est soumis à la religion et aux opiums totalitaires – la philosophie n’existant pas –, il y a du beau dans l’Holocauste – le beau n’étant jamais discuté dans le film alors qu’il est intrinsèquement lié à l’art –… Certains diront que tout cela relève de l’interprétation, et qu’elle peut être erronée – ce qui est bien vrai – mais elle n’est autre fruit que celui du didactisme de l’irrationalité susmentionné, ainsi que des désirs morbides plus ou moins conscients de Lars Von Trier, ne résultant eux-mêmes d’aucune démarche un tant soit peu cohérente ; leur présence, ou fortuite absence, n’est pas sujette à clémence eu égard à ce qu’elle peut affliger. En outre lorsqu’on convoque l’auteur de ce génie insaisissable, il ne trouve autre éclaircissement que celui de l’intuition subjective : son travail est inconscient, il n’a pas d’explication à apporter, il ne se pose pas autant de questions quand il écrit (cf : entretien du n°18 de La Septième Obsession). Nous n’avons donc plus qu’à applaudir les génies parce qu’ils sont, précisément, métaphysiques et que leurs idées – ou élucubrations pompeuses – resteront incomprises des fragiles rationalistes.

Énième paradoxe d’une œuvre bouffonne, énième vérité d’un cinéma du dénuement, c’est donc par son ambition subversive et libertaire que Lars Von Trier aura enraciné son film dans l’aigreur d’un pensum aussi rétrograde que convenu. C’est en riant de tout qu’on ne rit de plus rien.


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