CAPTAIN FANTASTIC
Road-movie utopiste mené tambour battant, Captain Fantastic confirme surtout une chose : Viggo Mortensen est un acteur à part. Son charisme et son aura naturels irradient sur tout le film. Et si le dosage entre action, discours moral et comédie reste fragile, la galerie de portraits de ces véritables marginaux conduit tout droit vers le feel good movie.
Réalisateur : Matt Ross
Acteurs : Viggo Mortensen, Frank Langella, George Mackay, Samantha Isler, Nicholas Hamilton
Genre : Drame
Nationalité : Américain
Date de sortie : 12 octobre 2016
Durée : 2h
Festival : Festival de Cannes 2016, Festival de Deauville 2016, Festival de Sundance.
Ben vit avec sa femme et ses six enfants dans les forêts du Nord-Ouest Pacifique, totalement isolé de la société, mais en père dévoué qui se consacre à l’enseignement académique et physique de ses enfants. Bientôt, une tragédie se produit, qui force la famille à quitter leur petit paradis.
On fonce droit devant, tête baissée, avec pour seul point de repère ce discours implacable sur la société consumériste et l’appauvrissement des esprits. On l’a déjà entendu, notamment dans les romans de Thoreau ou dans toute forme d’apologie du retour à la terre. Sous ces allures de comédie, Captain Fantastic est donc cette petite voix qui préconise un temps de casser son prisme pour voir notre réalité sous un autre œil. Utopie grossière ou unique manière de vivre « pleinement », ce sera au spectateur de se faire son jugement. C’est d’ailleurs là l’intérêt de ce Little Miss Sunshine mâtiné de Mosquito Coast : ne pas donner de jugement prémâché. La petite famille semblait parfaitement huilée dans sa vie en autarcie mais l’écho du réel ne pardonne pas. Lorsqu’il s’agit de se confronter au monde alentour, les rouages explosent malgré tout le mal que se donne le bon père de famille qui semble avoir une réponse à toutes les interrogations. Les deux régimes s’affrontent : celui du surplace, qui maintient la famille dans sa forêt protectrice, loin de tout et loin du monde, et celui du road-movie qui confronte ce système idéaliste à l’action improvisée.
Parfois le manichéisme du portrait reprend hélas les rênes du récit. La peinture de la société est assez grossière. Ainsi les deux « neveux civilisés » sont des ados débiles qui ne savent pas ce qu’est la Constitution face aux enfants marginaux qui, eux, sont tous de petits génies. Si le récit prenait une couleur absurde ou totalement irréelle, cela pourrait passer. Mais au contraire, il la fuit constamment et affiche du coup sa propre hésitation. Si bien qu’on ne sait plus si l’on doit rire ou être agacé par cette absence de caractère. Pour un projet décrivant et louant la singularité et toutes formes de rébellion, célébrant Noam Chomsky comme un dieu, c’est d’autant plus regrettable. Mais malgré cette petite errance, Captain Fantastic sort du lot, porté par les épaules d’un Viggo Mortensen en état de grâce (dans quel film ne l’est-il pas ?).
Le héros des Promesses de l’Ombre incarne ce « gourou » familial avec une telle force qu’il parvient à conquérir son audience dans et hors du film. On retrouve des gestes (son front collé à son fils, comme dans A history of violence avec son frère), son physique affûté, son phrasé unique, doux et guerrier à la fois. On ressent son discours jusqu’à l’épouser comme lorsqu’il harangue ses troupes dans Le retour du Roi. Oui, Viggo Mortensen est une icône, totalement en dehors du système – Captain Fantastic ou Jauja prouvent son engagement sans faille, loin des studios et du préfabriqué. Il démontre que le cinéma de l’acteur existe bel et bien et guide ses compositions par sa manière de se fondre dans ses rôles et de transpirer sa véritable identité. Dans cette entreprise éphémère (familiale dans le récit et même celle, toute petite, du ciné indé), il aura été une fois de plus guide, mentor, roi.
CAPTAIN FASTIC: DESCRIPTIONS D’UN FILM BOULEVERSANT A PLUS D’UN TITRE
Vivre dans une cabane au milieu des bois, avec pour douche une rivière, pour repas les fruits et légumes de la forêt et du potager et pour télévision, la vue des montagnes variant au fil des saisons, qui n’en a pas rêvé?
Ben Cash, héros du film de Matt Ross, a décidé de faire de cette utopie sa réalité. Ce père de six enfants âgés de 4 à 17 ans s’est installé avec sa femme et sa tribu dans une forêt du nord-ouest américain. Un mode de vie qui semblerait pouvoir durer pour toujours, si ce n’était le suicide de Leslie, femme de Ben et mère de ses enfants. Un événement tragique qui contraint la petite communauté à sortir pour affronter le monde extérieur. Si les principes anticonformistes de ce conte éducatif ne sont pas tous transposables dans nos vies de citadins connectés, les problématiques soulevées par ce conte méritent que l’on s’y penche.
Le rapport à la nature:
Dans le film: les enfants de Ben vivent en symbiose avec la nature. Non seulement la forêt est leur terrain de jeu, mais ils y évoluent au fil des saisons et des caprices du temps, sans jamais sembler en être affectés. Les pluies diluviennes n’empêchent aucune randonnée, la boue de la rivière les protège du soleil et les camoufle des prédateurs pendant la chasse. Confrontés, chez leurs grands-parents, à une vraie douche, ils prennent cette dernière pour une « chambre à gaz », ne s’étant pour leur part jamais lavés ailleurs que dans le torrent.
Ce qu’on peut en tirer: s’il est assez inimaginable de transposer au quotidien un tel mode de vie, le film donne envie de renouer -le temps de courts séjours pour commencer- avec les plaisirs simples de la vie au grand air. L’idée étant surtout de se reconnecter avec les richesses de la nature et d’apprendre à ses enfants à s’émerveiller de la beauté d’un paysage, à reconnaître les chants des oiseaux ou encore à goûter la joie d’une baignade en rivière. Ou comment se réapproprier des savoirs ancestraux que nous avons peu à peu totalement oubliés.
La vérité:
Dans le film: Ben ne ment jamais à ses enfants. Lorsque leur mère meurt, pas question d’édulcorer sa fin tragique. Elle s’est suicidée en se tranchant les veines, elle n’a pas succombé à sa maladie, comme tente de leur expliquer leur tante, pleine de bonnes intentions. Idem en ce qui concerne les questions du plus jeune sur la sexualité. « C’est quoi un viol, papa? », demande l’enfant. « C’est quand un homme force une femme à avoir des rapports sexuels. » « Mais c’est quoi un rapport sexuel? » Réponse de Ben: « C’est lorsque le pénis de l’homme pénètre dans le vagin d’une femme. » « Mais pourquoi voudrait-on faire cela? » « Parce que cela procure du plaisir et que c’est ainsi que l’on fait des enfants. »
La vérité est crue, brute et ne souffre aucune concession. Avec un bémol toutefois. Si l’on ne se ment pas au sein de la famille, il est en revanche possible de simuler une attaque cardiaque dans un supermarché pendant que les enfants chapardent les victuailles.
Ce qu’on peut en tirer: faut-il protéger nos enfants des vérités trop cruelles ou au contraire partir du principe que rien n’est plus douloureux pour un enfant que de sentir qu’on lui ment? On aurait tendance sur ce point précis à suivre Ben. La conversation sur le sexe est à ce titre particulièrement édifiante.
En se fondant sur des données factuelles, en nommant un pénis un pénis et un vagin un vagin, la leçon d’éducation sexuelle semble soudain d’une simplicité éclairante. A chacun bien sûr de placer le curseur là où il le souhaite, mais les cabinets de psy étant remplis de patients ne parvenant pas à se débarrasser du poids de leurs secrets de famille, la vérité, même difficile, est peut-être à terme moins dévastatrice.
L’alimentation:
Dans le film: la famille Cash ne mange aucun aliment transformé et se nourrit presque exclusivement de ce que la nature et la chasse lui procurent. Le Coca est décrit comme de « l’eau empoisonnée » et la perspective de manger un hot-dog révulse Ben au point d’exfiltrer immédiatement sa tribu du fast-food. Lors d’une de leurs premières confrontations avec le monde extérieur, les enfants font part de leur inquiétude en apercevant leurs concitoyens obèses. « Mais qu’est-ce qu’ils ont, ils sont malades? », demandent-ils, interloqués.
Ce qu’on peut en tirer: il y a fort à parier que n’importe quel nutritionniste applaudirait le régime alimentaire de la famille Cash (à l’exception sans doute du coeur de daim mangé cru par Bo après qu’il a tué son premier animal au couteau). On assiste depuis quelques années à une quête de plus en plus partagée d’une nourriture plus saine, moins grasse, moins salée et néanmoins savoureuse.
Cela dit, si l’autosuffisance alimentaire peut faire rêver, le dogmatisme de Ben Cash a ses limites, en témoigne la façon dont ses enfants se ruent sur le gâteau à la crème qu’il leur achète exceptionnellement un jour. Là encore, un peu de modération est sans doute de rigueur. Il doit être possible d’assainir l’alimentation de ses enfants tout en ne diabolisant pas tout ce qui ne sort pas d’un potager. Trop de privations génère souvent des compulsions.
Le sport:
Dans le film: les enfants Cash ont la condition physique d’athlètes de haut niveau. Tous les matins, ils partent en courant dans la montagne, enchaînent gainage et pompes, escaladent les parois les plus raides de la montagne. Le sport fait partie intégrante de leur vie, au même titre que les cours de maths, de lettres ou de philosophie. S’ils ne semblent pas rechigner, l’ambiance « camp d’entraînement » instaurée par Ben est probablement ce qui distingue le plus son modèle des communautés des années 1970.
Ce qu’on peut en tirer: là encore, difficile d’entraîner des enfants à la survie en milieu hostile lorsqu’on vit en ville ou que l’on n’a pas soi-même une condition physique exceptionnelle. La leçon que l’on peut pourtant retenir est la suivante: il est beaucoup plus facile de motiver ses enfants à se dépenser lorsqu’on est soi-même dans une telle dynamique. L’éducation par l’exemple est, en la matière, certainement la meilleure. Par conséquent, plutôt que de s’échiner à envoyer les enfants au judo, pourquoi ne pas instaurer des séances hebdomadaires de running en famille, des parties de foot ou de badminton? Une façon ludique de passer du temps ensemble tout en faisant de l’exercice.
Le risque:
Dans le film: c’est sans doute ce qui rend Captain Fantastic assez polémique sur le fond. Ben Cash est l’antithèse du père anxieux tremblant de peur lorsque l’un de ses enfants se tient en équilibre en haut d’un toboggan. Quand son fils cadet se casse le poignet et manque dévisser lors d’une séance d’escalade, sa réponse tient en cinq mots: « Respire, élabore, pense, observe et souris. »
La prise de risque est valorisée, voire encouragée. Elle permet de repousser ses limites et d’avancer. Les enfants reçoivent pour leur anniversaire des couteaux de chasse ou de combats, ils manient l’arc comme s’ils étaient nés avec et maîtrisent les bases élémentaires du self défense.
Ce qu’on peut en tirer: dans une société où la prévention est un maître mot, les théories de Ben Cash risquent de ne pas faire beaucoup d’émules. Pourtant, à force de vouloir prévenir le moindre choc, bosse ou chute, ne fabriquons nous pas des enfants incapables de prendre la moindre initiative de peur d’échouer ou de souffrir? Il est sans doute indispensable d’accepter cette réalité: nos enfants trébucheront et se feront mal. Et ils risquent de se faire d’autant plus mal s’ils ont été élevés dans la ouate.
L’instruction:
Dans le film: accusée de contaminer les esprits libres de ses enfants, l’école est proscrite par Ben Cash. Ce qui ne l’empêche pas d’instruire ses ouailles avec une extrême sévérité. Comme preuve de l’efficience de ses méthodes pédagogiques, son aîné parvient à être accepté dans les meilleures universités américaines. Quant à sa benjamine, elle connaît sur le bout des doigts la Constitution américaine et possède des notions de médecine assez poussées.
Les enfants Cash sont plus qu’encouragés à argumenter et à défendre leurs points de vue. Lorsque l’une de ses adolescentes lui confie lire Lolita, elle devra en livrer une analyse circonstanciée. Une école à domicile, donc, et sans notes, mais dans une certaine mesure bien plus exigeante.
Ce qu’on peut en tirer: le home schooling est un modèle difficile à transposer lorsque les deux parents sont actifs. Mais là encore, Captain Fantastic ouvre des pistes intéressantes. L’inexistence de notes, d’évaluation, de classement semblent rendre l’instruction plus plaisante.
Le langage:
Dans le film: les enfants Cash parlent cinq ou six langues, dont l’esperanto. Cette dernière est d’ailleurs interdite par Ben, probablement parce que lui-même ne la comprend pas, preuve de sa légère tendance à vouloir tout contrôler. Au-delà du multilinguisme, le vocabulaire revêt une importance particulière. Tout mot « vague » est banni. Chaque pensée doit s’exprimer par un vocable précis et pertinent. Les plus jeunes ont d’ailleurs un niveau de langage en total décalage avec leur âge.
Ce qu’on peut en tirer: la parole est une arme et un outil d’émancipation. Encourager ses enfants à utiliser les bons mots, valoriser l’expression orale, développer le vocabulaire en lisant un maximum d’histoires, sensibiliser aux langues étrangères en leur suggérant de regarder les films en VO sont autant d’initiatives pour permettre aux plus jeunes d’élever leur niveau de langage.