Titre : Shotgun Stories
Réalisation et scénario : Jeff Nichols
Distribution: Acteurs : Douglas Kennedy, Karl Jacob, Michael Shannon, Douglas Ligon, Barlow Jacobs
Musique : Lucero et Pyramid
Photographie : Adam Stone
Montage : Steven Gonzales
Film américain
Genre : Drame
Durée : 92 min
Date de sortie : 2 janvier 2008 (FRA)
Le jeune cinéma américain est dans une forme olympique. Après Half Nelson où Ryan Fleck revisitait les problématiques interraciales sur fond d’amitié entre un prof d’histoire et une collégienne black, Jeff Nichols fait un tour dans le pré carré de Terrence Malick. Nous voici donc embarqués pour une virée dans les étendues de la cotton belt américaine, au sud de l’Arkansas : deux fratries animées d’une haine recuite s’y affrontent après la mort de leur père, un born again qui a déguerpi de son premier foyer pour s’installer dans le second.
Nichols jouait gros avec ce premier film taiseux, véritable gruyère d’ellipses et de non-dits. Mais chance du néophyte, Shotgun stories est un coup de semonce dans le ciel sans nuages des films sur la famille. Il filme la nature, entre plaines à blés et étangs, avec une fébrilité inquiétante, laissant présager les tensions du drame : les trois frangins Son, Boy et Kid s’engagent dans une lutte à mort contre leurs demi-frères Mark, Stephen, John et Cleaman. Les deux clans se scrutent, multiplient les provocations jusqu’à l’irréparable.
La ville devient vite un champ de bataille que les frangins investissent pour régler leurs comptes. Des subterfuges de cour de récré servent ainsi une dramaturgie réduite à sa plus simple expression : Shotgun stories est un précipité de colère filiale, où les luttes à mort font régresser le film vers son lieu originel : le père, dont la seule vision dans le film se résume à un cercueil, boîte noire du malheur.
Shotgun Stories, tout un programme. Autant que le titre, le pitch présage violence, actions, récit à rebondissements, reprise d’un schéma narratif maintes fois rencontré. Sept frères, trois nés d’un premier mariage, quatre d’un second, se rendent à l’enterrement de leur père. L’aîné, Son, saisit l’occasion pour salir l’image du défunt, rappeler que s’il avait fini par arrêter de boire, se convertir au catholicisme et fonder une famille, il restait coupable d’avoir abandonné ses trois premiers enfants. Ce blasphème inaugure une lutte entre les fils issus du premier mariage et ceux issus du second, qui vont s’enfoncer dans une spirale de vengeance cauchemardesque. Ancrant ce fratricide dans son époque et son pays, l’Arkansas, Jeff Nichols raconte moins la lutte entre deux groupes d’hommes que le conflit qui habite chacun d’eux, déchiré entre le poids aliénant du passé et l’aspiration à se construire librement un avenir.
Shotgun Stories raconte bien une histoire évoluant au fil d’événements qui, parce que régis par la logique de la vengeance, deviennent de plus en plus dramatiques. Ce mouvement en avant est cependant freiné par une stagnation générale. La récurrence de scènes où l’un des fils s’efforce de réparer des machines qui ne fonctionnent pas le signale : la difficulté, pour les personnages comme pour le récit, ne sera pas tant d’atteindre un objectif donné que de seulement parvenir à avancer, sortir de la paralysie. Les scènes d’action sont noyées sous un désœuvrement général, les personnages passant le plus clair de leur temps à pêcher, parler, marcher dans la nature, en famille exclusivement, les lieux étant vides de toute autre présence humaine. Si leur malaise est prégnant, c’est qu’aucun divertissement ne leur permet d’oublier leurs blessures passées ou la médiocrité de leur présent (le départ de la femme et du fils de Son au début du film, son addiction aux jeux, le dénuement matériel de son frère, la mort enfin de l’autre frère…), aussi précaire que leurs lieux d’habitation, maisons de tôle ou tente de toile.
Lorsque ces personnages entreprennent quelque chose, le jeu minimaliste des comédiens, leurs voix blanches et leur inexpressivité fait moins d’eux des hommes animés de volonté que des vecteurs d’une force qui les dépasse. Cette perte du contrôle se manifeste également dans la composition de certains plans, où ils ne sont plus que des points engloutis par le vaste paysage. Qu’il s’agisse des plans fixes qui les figent dans leur immobilisme, des lents travellings parcourant les paysages qui redoublent leur errance, de la musique langoureuse, tout concourt à saboter la moindre ébauche de mouvement en avant. Si les sons de la nature sont prégnants, les personnages ne semblent pas participer à ce mouvement de vie, englués qu’ils sont dans leurs conflits intimes.
C’est bien Son qui prend l’initiative de blasphémer son père lors de l’enterrement. Mais la haine qui s’ensuit entre les deux clans est attisée par un personnage extérieur à la famille, un dénommé Shampoo, qui n’apparaît que pour relancer un conflit que les intéressés auraient peut-être sans cela oublié. Aujourd’hui influencés par ce tiers, les trois frères l’étaient autrefois par leur mère qui les a éduqués dans la haine pour le père démissionnaire. Lorsqu’ils évoquent leur rancune contre ce dernier, leurs propos sonnent presque faux tant on a l’impression qu’une voix parle à leur place, celle des autres ou celle du passé qui a inscrit en eux des réflexes conditionnant leurs réactions, mécaniques plus que volontaires, les empêchant de choisir librement la vie qu’ils voudraient parvenir à construire.
En blasphémant le père, Son cherche ainsi moins à provoquer un conflit avec ses demi frères qu’à évacuer ce passé trop pesant. Si tout est vacuité dans le présent des personnages, c’est qu’ils sont tout entiers remplis d’un héritage qui ne laisse pas de place à l’avènement d’autre chose. Les fils du premier mariage sont d’ailleurs privés de prénoms : nommés Son, Boy et Kid, c’est la place qu’ils occupent dans la famille qui définit leur identité, les condamnant dès leur naissance à ne pouvoir être des individus libres d’inventer leur vie.
La lutte entre les deux clans serait alors prétexte à la lutte intérieure qu’ils mènent chacun pour leur compte. Cette persistance de l’héritage est aussi inscrire dans les corps : dans leur sang d’abord, présence irrémédiable de la lignée dont ils voudraient s’affranchir, et dans leurs cicatrices. Le premier plan nous montre celles que Son a sur le dos, faisant immédiatement de lui un être qui, évoluant sous nos yeux, devra aussi composer avec l’indélébilité de son passé. Les affrontements physiques qui ont ensuite lieu laisseront encore de nouvelles traces, sur le visage d’un autre frère, comme si l’un rejouait au présent le passé de l’autre, alors qu’ils tentent au contraire de briser la chaîne pour repartir sur de nouvelles bases.
L’impartialité du cinéaste envers ses deux groupes de personnages tend aussi à minimiser l’importance de leur guerre. Nous sommes certes davantage à côté des fils issus du premier mariage, parce que leur est réservé un plus grand nombre de scènes, mais nous ne sommes pas de leur côté. Jamais le cinéaste ne prend partie pour l’un ou l’autre clan, ce que rendent patents plusieurs champs contrechamps entre l’un et l’autre, rigoureusement symétriques. Il ne s’agit pas de prendre position dans un combat au présent mais de monter, objectivement, le conditionnement du passé sur le présent de chacun des personnages.
La sobriété du film est ainsi parfaitement adaptée à ses personnages, vidés d’émotion, de volonté et de passion. La tension est en effet moins due à ce qu’ils expriment de leur souffrance qu’à celle que l’on devine à l’intérieur d’eux. Si leur passé (et leur défunt père) prend ici tant de place, c’est aussi parce que le cinéaste s’abstient d’en donner des détails, s’attachant uniquement à montrer les conséquences de ce que nous restons libres d’imaginer.
Dans cet univers essentiellement masculin, les enfants et les femmes (hormis la mère des trois fils aînés) apportent un point d’apaisement. Assistant passivement à la lutte déjà passive de leurs compagnons, ces dernières mettent en lumière la nécessité d’y mettre fin, de briser la chaîne infernale de la vengeance et au delà, le déterminisme dû à la filiation, pour léguer à la génération suivante un terrain vierge à construire. Le dernier plan, faisant une large place au fils de Son et rendant prégnant le son des voitures qui roulent en hors-champ, montre bien (en soulignant un peu lourdement le relatif happy-end) que le passé a été balayé et que la libre construction du futur est possible. Si l’enjeu pour les personnages est au début de survivre, à la fin donc il devient, plus ambitieusement, de parvenir à mieux vivre.