J’avais hâte de voir ce film et lorsque les notes des critiques presse et spectateurs sont tombées, je me suis demandé si ça valait quand même le coup. Mais puisque l’on se dit souvent qu’il faut se faire un avis par soi-même et que le sujet m’intéressait vraiment, j’y suis quand même allé. Et je n’ai pas été déçu, au contraire !
Car tout est cohérent (sans spoiler)
L’œuvre est cohérente de bout en bout. De la première scène, jusqu’à la réplique finale. Le scénario développe ce propos : « Peut-on exister en étant quelqu’un d’autre que soi-même ? ». Les métiers des deux personnages principaux collent à cette problématique. Bertrand est écrivain : les fictions qu’il écrit (ou pas d’ailleurs, puisqu’il est encensé pour une pièce qu’il a volée) se mêlent à sa réalité qu’il rend plus trépidante. Eva (ce ne serait pas son vrai prénom) se prostitue, avec une large part de mystère : son personnage professionnel existe, mais son quotidien reste toujours très vague.
Le film peut se targuer de réunir les deux Césars 2017 : meilleure actrice pour Huppert (Elle) et meilleur acteur pour Ulliel (Juste la fin du monde). Ce dernier est une fois de plus excellent en artiste tourmenté qui essaie de se montrer sûr de lui. Quant à Huppert, a-t-on bien conscience qu’elle a 65 ans ? Mystérieuse à souhait, avec quelques moments d’égarement et d’autres de tendresse. Les seconds rôles ne sont pas en reste avec un Richard Berry juste et une Julia Roy que j’ai découvert avec beaucoup de plaisir.
Car on peut rentrer dans les détails (avec spoilers)
Tout commence par le vol de « Mots de passe ». Bertrand va devenir célèbre grâce au scénario de quelqu’un d’autre. Il s’échappe de sa propre réalité et se met en scène comme un personnage de fiction. Au début, je pensais que le film tournerait autour de cette usurpation, qu’on le démasquerait, mais ce point de départ pose le propos du film. Ensuite, Bertrand cherche l’inspiration avec difficultés et c’est la rencontre d’Eva qui va tout changer.
Perdu dans un quotidien heureux mais visiblement trop plat pour la création, il décide de basculer en se prenant pour un autre. Cela lui permet d’écrire les répliques qu’il vit avec la prostituée. Il se montre comme un homme sûr de lui, qui cherche à rendre amoureuse Eva. Il se ment à lui-même, il ment à son éditeur, il ment à sa femme : il ment à tout le monde comme depuis le début de son succès. Petit à petit, il perd pied, ne sachant plus distinguer la fiction de la réalité. Comme nous spectateurs, lorsque nous découvrons la pièce au début. J’ai même cru à la fin (lors du générique de fin de film lorsqu’ils sont au cinéma) qu’à un moment donné, nous avions basculé dans la réalité du scénario de Bertrand. Mais non.
Bertrand commence à écrire des dialogues qui ne correspondent plus exactement à la réalité. Il s’imagine noyer Eva dans sa baignoire : est-ce ce qu’il a écrit dans sa pièce ? A l’opposé, Régis (ou Jean-Louis), curieux de pouvoir connaitre cette vie trépidante, est à la limite de basculer. Mais contrairement à Bertrand, il accepte d’être lui-même, même si c’est bien moins excitant. Il a bien conscience que s’il a pu coucher avec une jeune fille mignonne, c’est parce qu’elle avait un peu pitié de lui. Bertrand ne s’accepte pas comme il est, il veut séduire Eva mais c’est lui qui devient complètement dépendant d’elle.
Madame Marlin (c’est son vrai nom) s’est également créée un personnage fort, sauf qu’elle fait la part des choses entre ce rôle de prostituée qui lui rapporte tant d’argent, et sa réalité de femme amoureuse de son Georges pour l’instant en prison. On sent à de rares moments qu’elle pourrait franchir la ligne rouge, mais elle reste toujours maîtresse de son destin et de la situation. La fin est tragique. C’est d’ailleurs rare d’avoir des films avec une fin aussi rude. Outre le terrible accident de voiture (qui ne suffira pas pour que Bertrand s’écarte de son obsession puisqu’il retourne voir Eva encore et toujours), la dernière réplique d’Isabelle Huppert vient conclure ce film magistralement. A sa copine qui demande qui est Bertrand, elle répondra par un lapidaire « Personne ». A force de vouloir être quelqu’un d’autre, il a juste réussi à n’être personne : rideau.
Parce qu’il ne faut pas vouloir voir le film que l’on voulait voir
Quand je lis toutes les mauvaises critiques sur ce film, je me dis que beaucoup voulaient voir la suite d’ « Elle » ou un thriller sulfureux avec du sexe à gogo. On me rétorquera que la bande-annonce vendait le film comme ça, mais je ne regarde pas les bande-annonces…
http://lecoindescritiquescine.com/les-dossiers-cinema/ne-regarde-presque-jamais-bande-annonces/
Eva est un film cohérent. J’aurais pu développer aussi une partie sur la réalisation de Benoit Jacquot avec ce train qui passe, cette baignoire récurrente, ce jeu sur les gros plans/enfermements, sur les cadrages champ/contrechamp avec très peu de scènes où les personnages apparaissent dans le même cadre, la caméra en traveling ping-pong quand Bertrand se dispute avec sa femme, l’utilisation des miroirs, etc etc. Mais j’ai déjà été suffisamment bavard !
Le suspense existe bel et bien car on se demande si Bertrand va réussir à se sortir de ce bourbier dans lequel il s’est lui-même placé. On peut d’ailleurs toujours se demander si la dernière partie du film ne correspond pas à la fiction qu’il a inventée. La solution pour cet auteur, ça aurait été de savoir s’aimer pour ce qu’il est vraiment. Et là, la boucle se boucle.
Car finalement, être un bon spectateur, n’est-ce pas être un spectateur qui sait aimer un film pour ce qu’il est et non pour ce qu’il voudrait qu’il soit ?