Titre original : Loving
Réalisation : Jeff Nichols
Scénario : Jeff Nichols
Direction artistique : Chad Keith
Costumes : Erin Benach
Photographie : Adam Stone
Montage : Julie Monroe
Musique : David Wingo
Production : Nancy Buirski, Sarah Green, Colin Firth, Ged Doherty (en), Marc Turtletaub et Peter Saraf
Sociétés de production : Big Beach Films et Raindog Films
Sociétés de distribution : Focus Features (États-Unis)
Pays d’origine : États-Unis / Royaume-Uni
Langue originale : anglais
Genre : drame
Durée : 123 minutes
Dates de sortie : 16 mai 2016 (Festival de Cannes) ; 15 février 2017 (sortie nationale)
États-Unis : 4 novembre 2016 (nationale)
Distribution : Ruth Negga, Joel Edgerton, Michael Shannon.
Jeff Nichols libère enfin tout le sentiment amoureux qui menaçait d’imploser dans ses précédents films. En découle un beau mélodrame.
Ce n’est pas le genre du film de procès qu’a choisi Jeff Nichols pour raconter l’authentique épopée judiciaire qui opposa le couple mixte de Richard et Mildred Loving à la justice américaine. La caméra du jeune cinéaste originaire de l’Arkansas risque bien un pied dans le bureau d’un avocat inexpérimenté ou dans une cour de justice de province, mais elle se tient parfaitement à distance de la Cour suprême, qui statua en faveur des époux révélant le caractère anticonstitutionnel de certaines lois d’États. Si le dialogue, par allusions, fait référence au contexte naissant de lutte pour les droits civiques en cette fin de années 50, le cadre s’en tient tout aussi éloigné que le modeste couple de ses protagonistes.
Les échos nationaux de cette affaire hors norme amène dans l’intimité des Loving la visite d’un photographe de Life Magazine interprété par Michael Shannon. Il livrera pour son journal le portrait d’un couple ordinaire qui s’aime simplement. Avec ce rôle presque anecdotique, l’acteur fétiche devient un relais discret du point de vue du cinéaste à l’écran, qui préfère lui aussi peindre une série de scènes de la vie conjugale qu’une victoire judiciaire et politique dans les prétoires. Car toute la beauté de Loving réside dans le fait que jamais le cinéaste n’essaiera de s’élever au dessus de ses personnages-titres, adaptant à leur humilité discrète une mise en scène classique et sans coups de force.
Au contraire, il s’efforce d’épouser la ligne de leur regard, comme en témoigne la belle scène d’exposition nocturne. Assise sous le porche d’une maison, Mildred annonce à Richard qu’elle est enceinte. Ce que l’illégalité de la situation des futurs époux pourrait faire tirer vers l’angoisse du drame ne trouvera comme réponse qu’un « Bien, c’est très bien », de la part du futur époux. Poussant l’underacting à son comble, la silhouette pataude de Joel Edgerton se ponctue de grommèlements d’ours mal léché qui disent autant la simplicité du bonhomme que l’évidence de son amour pour la jeune fille frêle qu’il surnomme Brindille.
Dans les grands espaces de leur Virginie natale, le regard du couple est pourtant toujours empêché par les menaces portées par la ligne d’horizon. La crainte de voir surgir dans la profondeur de champ le shérif qui se fait un devoir de persécuter le couple ou un voisin vengeur fait de ce bout du cadre une peur permanente. Tout comme le cadre enserre leurs corps entre des encadrements de porte, fenêtres, ou habitacles de voiture ou encore le flou. Lorsque le couple décide de s’installer pour un temps dans le faubourg de la ville d’un état voisin qui, lui, ne condamne pas leur union, les cadres se resserrent encore dans l’étroitesse des rues et l’exiguïté de leur appartement. Ce n’est que dans la scène finale, une fois la bonne nouvelle de la victoire reçue de l’avocat, que le point se fera dans l’ensemble du plan, le regard de Mildred embrassant depuis la maison Richard qui joue au loin avec leurs trois enfants.
Comme pour les Loving, c’est l’aventure familiale prime pour Nichols sur le destin national. Derrière le classicisme de la mise en scène, le cinéaste livre un récit sans climax, dans le perpétuel refus de l’escalade dramatique. On peut déplorer cette mise en scène « loin des sommets« , comme c’était le cas dans ces colonnes lors de la présentation du film au dernier Festival de Cannes. On peut également l’admirer. Sous forme de chronique conjugale, il juxtapose les scènes quotidiennes tout comme Richard, maçon, assemble les parpaings pour construire des maisons pour d’autres. Le gros plan récurrent du ciment que l’on jette pour souder ensemble les parpaings d’un mur de fondation qui commence juste à s’élever joue comme la métaphore insistante de ce qui intéresse véritablement Jeff Nichols.
Quel est le ciment de ce couple ? À cette image assénée lourdement, on préférera la très grande délicatesse avec laquelle il concentre son regard sur la quotidienneté du couple. Mildred repasse le linge, fait la cuisine, s’occupe des enfants qui sont passés de la promesse d’une annonce à la réalité d’une famille nombreuse. Richard répare la voiture, aide aux devoirs ou joue. Jamais l’un ou l’autre ne répondra à aux accusations de leur famille ou amis qui ne comprennent pas leur choix. Mais c’est dans la juxtaposition de ces scènes banales que Nichols cherche son véritable sujet, qui était déjà celui de ses films précédents, hantés par les dysfonctionnements de la famille : l’insondable mystère qui fait qu’une somme d’instants quelconques suffisent à fonder un foyer.
Mildred et Richard Loving s’aiment et décident de se marier. Rien de plus naturel – sauf qu’il est blanc et qu’elle est noire dans l’Amérique ségrégationniste de 1958. L’État de Virginie où les Loving ont décidé de s’installer les poursuit en justice : le couple est condamné à une peine de prison, avec suspension de la sentence à condition qu’il quitte l’État. Considérant qu’il s’agit d’une violation de leurs droits civiques, Richard et Mildred portent leur affaire devant les tribunaux. Ils iront jusqu’à la Cour Suprême qui, en 1967, casse la décision de la Virginie. Désormais, l’arrêt « Loving v. Virginia » symbolise le droit de s’aimer pour tous, sans aucune distinction d’origine.
L’intrigue a beau ne s’inspirer qu’exclusivement de faits réels, chaque once de Loving reste entièrement soluble avec la patte de Jeff Nichols. Famille, nature, paranoïa, amour… toutes les thématiques gri-gri du cinéaste se retrouvent de nouveau déclinées. La démarche, toujours aussi classique et circonscrite, ne surprend guère mais irradie de maîtrise. Plutôt que de citer une fois encore en guise d’influences Terrence Malick – plus métaphysique – ou Clint Eastwood – plus tenté de relier image actuelle et image souvenirs -, soutenons que Jeff Nichols possède son propre style. La facture générale est sobre voire traditionnelle (le format 2,35:1 – 35 mm est comme toujours splendide), mais c’est précisément via cette apparente convention que le génie de Little Rock vient fusionner ses obsessions. En cela peut-être faut-il y voir un héritage de John Ford, lui dont le cadrage mathématique remuait les tréfonds de l’Amérique et du genre humain ?
Bien qu’aucun objet transitoire ne renvoie l’histoire des Loving au présent comme chez Eastwood, le dispositif imposé par Jeff Nichols a tout de même vocation à poser des questions à ses contemporains. Et pour cause : s’inscrivant dans la généalogie des films récents rappelant les démons de l’esclavage (Django Unchained, Twelve Years a Slave), Loving montre avec finesse que le combat pour les droits civiques des noirs américains ne s’est jamais arrêté et se poursuit aujourd’hui. Tous ces plans qui cadrent inlassablement Richard Loving (Joel Edgerton) façonnant brique après brique le mur d’une maison ne sont là que pour le marteler. De même que le plan final avec la famille Loving réunie au beau milieu d’un terrain vierge lézardé de pans de murs toujours en chantier. A titre de comparaison, l’on préfèrera cette allégorie à celle du cercle fermé – et quelque part un peu désespéré – choisi par Steve McQueen pour conclure Twelve Years a Slave, où planait presque l’ombre du communautarisme.
Comme dans chacun de ses précédents films, Jeff Nichols tisse son intrigue avec simplicité, mais sans jamais tomber dans la mièvrerie ou le sentimentalisme creux. Il suffit chez lui d’un échange de regard et parfois de quelques mots pour signifier énormément. Cette économie dans l’affect et dans les moyens utilisés force une nouvelle fois l’admiration. Parce qu’il est inutile de laisser s’attarder la caméra dans le tribunal pendant une audience, le réalisateur coupe et filme parallèlement l’essentiel. Ce sera par exemple ce mutisme un peu rocailleux mais aimant dans l’expression de Richard Loving, se retournant depuis le jardin vers sa femme sur le perron. L’amour affleure, et l’on se dit que jamais auparavant Nichols ne s’était montré aussi superbement sentimental, à la manière de Douglas Sirk. Exit les belles paroles, et place au sentiment dans son plus simple appareil. Rien de neuf diront certains, mais quelle habileté.
Pas dépaysés, les habitués du réalisateur reconnaîtront aussi quelques-unes de ses gestuelles typiques : le cauchemar qui s’immisce la nuit dans la maisonnée tranquille à la faveur d’une porte laissée ouverte, avant de pénétrer avec déflagration dans la chambre. Ou encore cette soudaine montée d’adrénaline de Richard Loving accélérant l’allure de son véhicule pour échapper à un poursuivant probablement imaginaire. Autant de court-circuitages fulgurants où Loving vacille : nappes musicales débridées, montage enfiévré… ce sont peut-être ces instants de détraquement qui permettent à l’édifice de tenir sans chanceler. Parce que l’on sait alors que Nichols cache entre les mailles sibyllines de son film des angoisses originelles. A noter que les inconditionnels de Michael Shannon, l’acteur fétiche de Nichols, seront heureux de l’entrevoir quelques minutes dans le rôle d’un photojournaliste de Life Magazine. Le personnage a beau sembler propre sur lui, les apparences sont comme souvent trompeuses.
Finissons sur deux motifs utilisés amplement par le cinéaste dans Loving : la course de voiture et le prés. Le premier, avec ses vrombissements de moteur et ses accélérations, permet de polariser la question des droits civiques : ces voitures qui foncent en ligne droite avancent bien plus vite que le feront jamais des thèmes comme la justice ou l’égalité des droits. Le second, qui renvoie comme chez Malick à un paradis perdu mais à portée de main, sert à montrer le dépit du couple une fois installé en ville : ne reste alors plus qu’une touffe d’herbes émergeant du bitume. C’est toutefois cette même touffe qui permet à Mildred Loving d’espérer et de redoubler d’efforts pour vivre enfin la vie qu’elle désire.
EN CONLUSION :
Le cinquième et superbe film de Jeff Nichols (auparavant auteur de Shotgun Stories, Take Shelter, Mud, Midnight Special) raconte une histoire véridique qui a laissé sa trace dans l’histoire des Etats-Unis : celle d’un couple interracial, les Loving (c’était leur vrai nom), qui, dans les années 1960, à travers un procès intenté contre l’Etat de Virginie où ils vivaient, participèrent au mouvement de conquête des droits civiques pour les Noirs américains.
Jeff Nichols – dans un style purement classique qui agace encore certains spectateurs, on ne sait pas pourquoi tant le film regorge à chaque minute d’idées de mise en scène impressionnantes – part des faits. Richard Loving est blanc. Il est maçon, brut de pomme, droit, instinctif, obstiné (comme tous les personnages principaux de Nichols).
Il a été élevé au milieu des Noirs, et quand il tombe amoureux de la jolie Mildred (avec ses grandes paupières rêveuses), il ne se pose pas de questions : il décide de l’épouser. Seulement, nous sommes en 1958 dans un Etat ségrégationniste où le mariage entre Blancs et Noirs est interdit par la loi. Alors Richard et Mildred vont se marier dans le district de Columbia avant de revenir en Virginie.
Mais tout se sait et l’Etat de Virginie les arrête, les juge et les condamne avec une clause suspensive : soit ils vont en prison, soit ils quittent l’Etat. Ils optent évidemment pour la deuxième solution. Heureusement, le vent de l’histoire, dans ces années-là, souffle dans leur sens. Alors, poussés par des militants démocrates et des avocats débutants et ambitieux, ils vont porter plainte, bon gré mal gré, soutenus par des progressistes, contre l’Etat de Virginie. Leur combat va durer neuf ans.
Loving est une sublime histoire d’amour. Jeff Nichols filme Richard et Mildred, mais aussi tous les autres personnages (dont les deux jeunes avocats qui vont s’engager à leur côté, qui n’y connaissent en réalité rien…) avec un respect infini. Joel Edgerton ne fait rien et il est à pleurer de dignité, de blessure intérieure tue. Ruth Negga, sans effets, incarne l’abnégation avec calme, et notre cœur bat quand on les regarde.
Ce qui est beau aussi, dans Loving, c’est que Nichols se place toujours à la hauteur de ses personnages. Richard Loving n’a aucune conscience politique. Ce que montre une magnifique scène (digne de celle de L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford où James Stewart, ignorant que Vera Miles est illettrée, l’humilie publiquement sans le vouloir), où les amis noirs de Richard, avec une certaine aigreur, sont obligés de lui expliquer ce qu’est la vie d’un Noir dans un pays raciste, ce dont il n’avait absolument pas idée. Lui n’est pas raciste parce qu’il a toujours vécu avec des Noirs. La seule chose qu’il veuille, c’est vivre heureux et tranquille avec Mildred, la protéger, fonder une famille avec elle – et non pas changer le monde.
Mildred voit évidemment les choses différemment, puisqu’elle est noire, et elle va brusquer les choses, mais sans jamais reprocher quoi que ce soit à Richard, qui a toujours pris soin d’elle et de leurs enfants. Un Richard qui, malgré son apparent refus de tout engagement politique, garde toute sa confiance en Mildred, et se défoule dans le jardin en faisant du sport avec son fils le jour où ils attendent tous le coup de téléphone qui doit décider de leur destin.
Et durant ces neuf années, Nichols n’oublie jamais de montrer que la vie continue, que les enfants grandissent, qu’ils font des bêtises. Richard continue à monter des murs. La peur est aussi toujours présente, et Nichols joue avec, parfois avec humour (la scène où une voiture déboule à toute berzingue dans la propriété).
Et puis il y a cette scène avec Michael Shannon, l’acteur fétiche de Nichols, qui joue un rôle court mais génial dans le film. Celui du journaliste-photographe Grey Villet, qui va saisir le bonheur des Loving. La parution de ses photos dans le magazine Life fera beaucoup pour leur cause.
Cette séquence marque une pause dans le récit. Un temps suspendu entre des vagues juridiques, des peurs quotidiennes soudain oubliées, le temps de quelques rouleaux de pellicule – Nichols expose d’ailleurs dans le générique de fin l’une des vraies photos prises ce jour-là.
A ce moment-là, on ne peut s’empêcher de partager l’admiration et la considération du photographe pour ses sujets, égales sans doute à celles du cinéaste pour ses personnages, et peut-être aussi à sa foi dans les capacités consolatrices du cinéma. Durant cette scène, rien de grave ne peut arriver aux Loving. Et ce sentiment de fusion entre le cinéaste, ses acteurs, ses personnages et son public est bouleversant.